Le feuilleton se termine avec l'épisode 12, l’enquête se resserre, jusqu’à quelques conclusions. Beaucoup de portes se sont présentées sur le chemin de cette enquête, certaines ont été ouvertes, d’autres non. À un moment, il faut cesser d’investiguer pour vivre le présent. L’enquête aura, au mieux, permis de cesser de regarder le présent avec les yeux du passé. Ou bien de creuser la sensation que rien ne manque à l’instant présent, pour peu que l’on n’y ajoute rien. Sait-on ce qui transforme, est ce de chercher ou bien de trouver ?

Quoi qu’il en soit, la Renarde ne pourrait pas se terminer sans que je remercie ceux qui nous ont accompagnés, les scientifiques qui ont apporté leur éclairage au récit familial, mais aussi ceux qui ont « nourri » ce travail durant sa gestation, lui ont permis de s’élaborer, de trouver sa forme et son expression.

La Renarde est une œuvre visuelle et sonore. Paradoxalement, seules les bulles qui traversent l’image de temps en temps semblent ramener à l’univers du livre, par le biais de la bande dessinée. Il n’est reste pas moins que l’œuvre est conçue à partir d’un texte. Il a été écrit en premier et l’on m’a longtemps demandé pourquoi j’avais besoin de mettre des images là dessus. Maintenant, je sais : j’avais besoin de la couche de sens des images en plus, j’avais besoin d’ajouter d’autres niveaux de signification pour pouvoir exprimer ce qui poussait en moi.

Nathalie Heinich le dit très clairement dans une des bulles de l’épisode 12, quand elle exprime cette nécessité que connaissent tous les auteurs à donner vie à quelque chose qui veut s’exprimer. Dans son autobiographie, Françoise Giroud écrit qu’elle n’écrit pas son autobiographie, elle s’acquitte de ses dettes envers ceux qui lui ont permis d’être ce qu’elle a été, en exprimant ce qu’elle leur doit. J’ai aimé la formule. L’heure est venue pour moi d’en faire autant pour la Renarde, dont la gestation doit beaucoup à l’univers de quelques auteurs et quelques livres, directement ou par un cheminement souterrain.

J’ai déjà parlé dans un autre article de « Tintin chez le psychanalyste » de Serge Tisseron qui m’a branchée sur la psychanalyse transgénérationnelle. D’autres lectures ont suivi sur ce thème parmi lesquelles je retiens « Comment payent-on les fautes de ses ancêtres » de Nina Canault que j’ai prété à mon amie Claudine, qui ne me l’a jamais rendu et à qui je ne l’ai jamais réclamé, en pensant qu’elle avait besoin de le garder. Et aussi le livre de Tobie Nathan, ce médecin qui soigne sous la forme de l’ethnopsychiatrie, un livre que j’ai acheté pour son titre «Fier de n’avoir ni pays ni amis, quelle sottise c’était» et qui a tenu ses promesses. J’ai déjà parlé du roman policier d’Eric Ambler « l’héritage Schirmer » qui parlait visiblement directement à mon inconscient, tout comme plus récemment par « la fête de l’ours » de Jordi Soler, qui avec deux autres ouvrages, les seuls qu’il ait écrit me semble-t-il, m’ont empêchée de sortir, travailler et dormir tant que je n’en ai pas eu fini la lecture – mais m’ont aussi permis de briller en société tant je me suis trouver à les raconter comme si je les avais écrit moi même. Le canal qui me relie à eux est clair, il y a une résonnance directe, il s’agit toujours de se relier à ses ancêtres.

J’avais approché le travail de Nathalie Heinich il y a longtemps par le livre « Mères-filles, une relation à trois » écrit par elle-même et Caroline Eliacheff, un des rares livres que j’ai lu sur le conseil de quelqu’un : ma pratique est de les découvrir par moi-même dans une librairie, avec le sentiment qu’ils apparaissent quand le temps est venu pour moi. J’ai quelques souvenirs douloureux d’avoir emprunté des livres marquant, comme une autobiographie de Céline et une autre de Man Ray, en bibliothèque et qu’ils aient ainsi disparu de ma vie. J’ai tranché il y a longtemps, et les achète. Les livres sont trop vivants pour moi, j’ai du mal à supporter la désinvolture de ne faire que les lire. Pour revenir à Nathalie Heinich, j’ai découvert « Maisons perdues » au travers d’un article du supplément du journal Le Monde du jeudi, à un moment où le projet la Renarde était déjà bien en place. L’adjectif perdues a été tellement fort pour moi que je l’ai quasi immédiatement contactée (après la lecture de son livre tout de même) pour lui donner la parole dans la Renarde. Mais je préfère parler de ce livre dans un autre article, consacré à l’autofiction.

Un autre auteur très important pour moi est Emmanuel Carrère, dont je dois avoir lu tous les livres. En ce moment, je crois que mon préféré est « un roman russe ». Pour moi, il s’agit clairement d’une enquête transgénérationnelle qui s’ignore –mais dont il prend conscience, à moins qu’il n’ait fait le choix de ne le révéler au lecteur qu’à la fin, il en est capable. Il me semble même que je lui dois la métaphore du renard que la directrice des archives de Seine-et-Marne, Isabelle Rambaud, qui a accompagné le projet, résume ainsi : La Renarde en référence à l’histoire rapportée par Plutarque (Vie de Lycurgue, XVIII, 1) qui met en scène un jeune spartiate préférant se faire dévorer le foie par un renardeau qu’il a volé et en mourir plutôt que d’admettre son forfait : ainsi l’Histoire risque-t-elle de dévorer secrètement ceux qui enfouissent leur passé dans l’oubli. J’y ai fait référence longtemps, chaque fois que l’on me questionnait sur le pourquoi ce titre de la renarde. Cela faisait plutôt peur. Je dois à l’architecte Remy Butler (qui a aussi écrit quelques livres dont «Réflexion sur la question architecturale », un des rares livres sur l’architecture qui ait fait sens pour moi) un ancrage un peu plus sport : dans la mythologie chinoise, la renarde représente le désir féminin. Nous étions presque au terme de l'élaboration du projet, Colette Constantini et moi-même en sommes restées stupéfaites.

Il y a une dernière catégorie de livres dont j’aimerai parler, celle qui parle du visuel. J’ai été fascinée par « cité de verre » de Paul Auster, où le narrateur observe un homme qui parcours New York sans logique aucune, jusqu’au moment où il se rend compte qu’il écrit un texte avec son parcours. Le livre de Pierre Bayard « qui a tué Roger Ackroyd » qui m’a été offert par ma première éditrice Guillemette Morel-Journel, m’a paru très culotté : il remet en question la conclusion de l’auteur, Agatha Christie, dans « le meurtre de Roger Ackroyd » qui passe pour un ovni dans la littérature policière de l’époque car le meurtrier n’est autre que le narrateur (on en revient à l’autofiction) et propose une autre solution à l’énigme en réfléchissant à la psychologie d’Agatha Christie. J’aime le premier car il parle d’une couche cachée de la réalité et le second parce que l’auteur ne se laisse pas faire par le réel. Quelle idée de venir contredire un auteur dans son œuvre même. S’il y a bien un terrain où la subjectivité est reine c’est celui-ci. J’aime cette confusion entre le réel et le livre.

 

Il y a aussi celui que je présente souvent comme mon livre préféré « un jour avec Picasso », de Billy Klüver. C’est un livre documentaire, pas une fiction. L’auteur est commissaire d’exposition et trouve dans ses recherches  une série de photos d’artistes alors miséreux, au début du siècle, qui visiblement s’amusent à prendre des poses devant un copain qui a un appareil photo – qui se révèle être jean Cocteau . Il ne se passe rien de notable mais il mène une enquête serrée pour faire rendre tout son suc à ce moment du quotidien : jour, heure, marque de l’appareil photo. Un moment banal est ainsi extrait du flot du temps, du tissu du temps comme disait le cinéaste Chris Marker, et révèle ainsi son caractère infiniment précieux et sa capacité à se déployer.

Je vais terminer par un homonyme, « la Renarde », un recueil de poème un peu sybillin de william S.Merwin, traduit par Luc de Goustine, trouvé dans une librairie de Périgueux, qui vibre des ambiances du Quercy, tout comme j’avais passionnément autrefois les poèmes de Mririda Naït Attiq, une villageoise poétesse marocaine des années 1930. Ce sont des livres dont je m’étonne qu’ils aient trouvé leur chemin jusqu’à moi.