Il est venu une histoire qui serpente dans les méandres de ma famille sur un siècle et demi, en quête d’une arrière-arrière grand-mère, gommée de l’histoire familiale. Je fais partie d’une famille où les hommes se taisent et les femmes racontent. Je sais quand et où mes parents se sont rencontrés, ce que ma mère a pensé du premier regard et du premier baiser. Ma tante a un livre en cuir de photos qui date de la seconde moitié du XIXe siècle, que ma sœur a légendé à un moment donné. J’ai fait un film, « le temps de la brèche » au moment du décès de mon père en 2003 et appris beaucoup de choses sur la branche paternelle de la famille. J’avais l’impression de savoir, et surtout de chercher autre chose que des dates : des dynamiques de vie. Puis, les enjeux se sont précisés.
J’ai ainsi ressenti comme une décharge électrique en lisant un article sur le musée de la grande guerre à Meaux, qui allait ouvrir le 11/11/11. Il parlait de l’importance de cette guerre sur la vie des familles. Dans la mienne, personne n’est mort à la guerre, la shoah n’a même pas touché le rameau concerné par la judaïté, cela me semble aujourd’hui très particulier. Mais c’est ainsi que j’ai tout d’un coup saisi l’importance du parcours de mon arrière-grand-père, qui fut fait prisonnier très tôt durant le siège de Maubeuge et passa la majeure partie de la guerre dans un camp en Allemagne. Cela a orienté mon enquête vers la branche de ma famille qui vivait dans un village du fin fond de l’Ile-de-France, Cocherel, en Seine-et-Marne, près de Meaux et de Lizy-sur-Ourcq. C’est là où la recherche généalogique proprement dite m’a saisie : inscription à généalogie.com, lettres aux notaires et à l’état-civil, soirées sur internet à explorer les archives en lignes, etc…
C’est vraiment magique de voir apparaître des personnes : elles naissent, se marient, ont des enfants, pratiquent un métier, meurent ; les lieux de vie changent entre la naissance, le mariage et la mort. On peut imaginer des goûts, des trajectoires, s’y reconnaître. Certains prénoms parcourent l’arbre, en dessous ou en dessus d’une sorte de ligne de flottaison, c’est-à-dire donnés en premier ou deuxième, qui en font les prénoms usuels ou simplement ceux de l’état-civil. À un moment, on sent que la société change, les couples montrent un désir d’inventer leur vie en choisissant un premier prénom sans lien avec les ascendants, le prénom passe en second prénom, il devient socialement invisible, seuls les proches connaissent son existence. Dans cette branche familiale, c’est le prénom André que je vois sinuer d’hommes en femmes sur 10 générations. Je le perçois comme un message, que l’on se fait passer, une forme d’élection dans l’arbre familial. Election de quoi, je ne le sais pas encore, mais le projet La Renarde s’attarde en tout cas un moment sur ces choix de prénoms.
L’autre grande découverte que j’ai faite en travaillant sur le projet, c’est l’existence de cultures familiales autour du travail. Je sais bien que j’enfonce une porte ouverte : tout le monde a bien conscience de venir de familles d’enseignants, d’ouvriers, de médecins, etc. Mais moi, je ne le savais pas ! Mais n’est-ce pas justement le ressort de la recherche généalogique, que de se chercher à se réinscrire dans sa lignée… ? Dans une époque où le libéralisme depuis le XVIIIe siècle et l’ultra-libéralisme depuis quelques décennies a dispersé les familles et dilué les liens et les mémoires. Pratiquer la recherche généalogique serait alors un acte politique, un acte de résistance culturelle ? Je le crois….
La recherche généalogique m’a en tout cas permis de découvrir que j’étais issue d’une famille d’exploitant de gypse, la ressource naturelle du plâtre. Moi qui pensais que mon intérêt pour l’architecture venait d’une inclinaison personnelle ! Je me souviens de ma sidération lors de l’entretien avec l’historien Jacques Hantraye, qui apporte son éclairage dans la Renarde. Ses méthodes et son habitude de recherche dans les archives lui ont permis de remonter beaucoup plus vite que moi beaucoup plus haut dans mon ascendance et surtout de mettre la main sur les métiers. Allié à son talent de conteur, il m’a brossé un tableau de la société de ce coin de Seine-et-Marne vers la moitié du XIXe siècle, qui débouchait sur l’aménagement du territoire, avec la création de petits ports sur la Marne pour acheminer les marchandises et l’immigration paysanne dans le quartier de Belleville, tout près d’où je vis actuellement…
Parler des carrières de gypse n’était pas sans ironie et j’aimerai conclure sur cet aspect curieux des choses que parfois la recherche généalogique met à nu, cette impression que la vie se moque, voire parfois rit de nous pauvres mortels qui nous échinons à nous inscrire dans le temps. Partie pour une enquête sur les tréfonds de mon existence psychologique et familiale, je suis tombée sur un problème contemporain de désordre public. Mal répertoriées, fermées depuis un siècle et demi, les carrières de ce secteur de la Seine-et-Marne perturbent le territoire. L’eau s’infiltre, provoquant des effondrements du sol en surface, les fontis. Des gens se retrouvent du jour au lendemain avec de grands trous dans leurs jardins ! Et tout cela est de la faute de mes ancêtres !